CHAPITRE 11
— Vous l’aimez bien, hein ?
C’était une accusation, lancée dans la lueur basse du comptoir d’illuminum. La musique sonnait, d’une douceur agaçante, depuis les haut-parleurs trop près de nos têtes. Accroupi sur mon coude comme un gros scarabée comateux, le brouilleur de résonance d’espace personnel, que Mandrake voulait à tout prix nous faire porter, affichait une lumière verte de fonctionnement normal, mais ne pouvait apparemment pas filtrer les bruits ambiants. Dommage.
— Qui ça ? ai-je demandé en me tournant vers Wardani.
— Ne soyez pas obtus, Kovacs. Cette saleté visqueuse en costume. Vous allez devenir ami avec cette merde.
J’ai senti mes lèvres s’arquer. Si les conférences archéologiques de Wardani avaient imprégné certaines façons de parler de Schneider au cours de leur association, le pilote avait apparemment donné autant qu’il avait pris.
— C’est notre financier, Wardani. Que voulez-vous que je fasse ? Que je lui crache dessus toutes les dix minutes pour nous rappeler à tous comme nous lui sommes moralement supérieurs ? (J’ai indiqué l’insigne d’épaule sur l’uniforme que je portais.) Je suis un tueur à gages, Schneider est un déserteur, et vous, quels que soient vos péchés, vous êtes codée avec nous dans l’échange de la plus grande découverte archéologique du millénaire en échange d’un ticket pour une autre planète, et une vie dans les lieux d’amusement les plus élitistes de Latimer City.
Elle a sourcillé.
— Il a tenté de nous faire tuer.
— Oui, et vu comment les choses ont tourné, je suis prêt à lui pardonner. Ce sont les hommes de Deng qui devraient faire la gueule.
Schneider a ri, puis s’est arrêté devant le regard glacial de Wardani.
— Oui, c’est vrai. Il a envoyé ces types à la mort, et à présent il deale avec le mec qui les a tués. C’est une bouse.
— Si ces huit morts sont ce que Hand a de pire sur la conscience, ai-je dit plus fermement que je comptais, alors il est bien plus propre que moi. Ou que tous les gradés que je connais.
— Vous voyez. Vous le défendez. Vous utilisez votre haine de vous-même pour le protéger et vous dispenser d’un jugement moral.
Je l’ai regardée durement, puis j’ai vidé mon verre et l’ai posé avec un soin exagéré.
— J’apprécie le fait, ai-je dit d’un ton égal, que vous avez traversé beaucoup de choses ces derniers temps, Wardani. C’est pour ça que je vous pardonne tant d’écarts. Mais vous n’êtes pas une experte de l’intérieur de ma tête. Je préférerais donc que vous gardiez vos putains de conneries de psychochirurgienne amatrice pour vous, OK ?
La bouche de Wardani s’est plissée.
— Il n’en reste pas moins…
— Euh, les amis, a commencé Schneider en se penchant devant Wardani pour remplir mon verre. Les amis, on est censé faire la fête. Si vous voulez vous battre, allez dans le Nord, là où c’est la mode. Pour l’instant, j’arrose la chance que j’ai de ne plus jamais voir un combat, et vous êtes en train de me gâcher cette bouteille de rhum. Tanya, pourquoi tu…
Il a essayé de remplir le verre de Wardani, mais elle a repoussé la bouteille d’une main. Elle le regardait avec un mépris qui m’a fait sourciller.
— C’est tout ce qui compte pour toi, Jan, n’est-ce pas ? a-t-elle craché d’une voix sourde. Te tirer d’ici avec un max de crédits. La méthode la plus facile, rapide et directe pour buller à côté de la piscine, au-dessus des masses. Que t’est-il arrivé, Jan ? Tu as toujours été superficiel, mais…
Elle a esquissé un geste d’impuissance.
— Merci, Tanya, a répondu Schneider en buvant cul sec son verre de rhum. (Quand j’ai revu son visage, il souriait de toutes ses dents.) Tu as raison, je devrais être moins égoïste. J’aurais dû rester avec Kemp un peu plus longtemps. Après tout, qu’est-ce qui pouvait m’arriver, hein ?
— Ne fais pas l’enfant.
— Non, vraiment. J’y vois beaucoup plus clair, maintenant. Takeshi, allons dire à Hand que nous avons changé d’avis. Quitte à mourir, autant se battre. Ça a tellement plus de sens. (Il a pointé le doigt vers Wardani.) Et toi, tu pourras retourner au camp dont nous t’avons sortie parce que tu ne voudrais pas te priver de souffrir noblement.
— Vous m’avez sortie du camp parce que vous aviez besoin de moi, Jan, ne va pas prétendre le contraire.
La main ouverte de Schneider était partie avant que je comprenne son intention. Mes réflexes boostés par le neurachem m’ont permis de réagir assez vite pour retenir la claque, mais seulement en me faisant plonger devant Wardani. En chemin, j’avais dû la bousculer. Elle s’est retrouvée par terre, le verre renversé sur le comptoir. Je l’ai entendue couiner en tombant.
— Ça suffit, ai-je dit tout bas à Schneider.
J’avais coincé son avant-bras sous le mien contre le bar, et mon autre main flottait en un poing plus ou moins formé près de mon oreille gauche. Mon visage était assez près de celui du pilote pour voir une trace de peur dans son regard.
— Je croyais que tu ne voulais plus te battre.
— Ouais. Ouais, c’est vrai.
Ses paroles étaient étranglées. Il s’est raclé la gorge.
Je l’ai senti se détendre, et j’ai libéré son bras. En me retournant, j’ai vu Wardani relever son tabouret après s’être remise sur ses pieds. Derrière elle, quelques occupants d’une table s’étaient levés et nous regardaient, incertains. J’ai croisé leur regard, et ils se sont rassis en vitesse. Un marine tactique couturé de partout m’a fixé plus longtemps que les autres, mais il a fini par s’asseoir, peu désireux de se colleter un Impacteur. Derrière moi, j’ai senti, plutôt que vu, le barman essuyer l’alcool renversé. Je me suis recalé contre la surface toute sèche.
— Je pense que nous devrions tous nous calmer, pas vous ?
— Ça me va. C’est vous qui m’avez renversée. Vous et votre copain le lutteur.
Schneider avait repris la bouteille et se versait un autre verre. Il l’a vidé puis l’a pointé vers Wardani.
— Tu veux savoir ce qui m’est arrivé, Tanya ? Tu…
— J’ai l’impression que tu vas me le dire de toute façon.
— … veux vraiment savoir ? J’ai regardé une gamine de six ans. Mourir à cause des shrapnels. Des putains de shrapnels que je lui ai plantés dans la peau moi-même, parce qu’elle se cachait dans un bunker automatique dans lequel j’ai balancé des grenades. (Il a cligné des yeux et rempli son verre.) Et je ne veux plus jamais voir ça. Je me barre, d’une façon ou d’une autre. Même si ça me rend superficiel. Pour ta putain d’information…
Il nous a regardés pendant quelques secondes, comme s’il ne se souvenait vraiment pas qui nous étions. Puis il s’est levé, et il est sorti en marchant presque droit. Son dernier verre était là, plein, dans la lueur discrète du comptoir.
— Oh merde, a dit Wardani dans le petit silence laissé par son départ.
Elle regardait son propre verre, vide, comme s’il pouvait lui offrir une échappatoire.
— Oui.
Et cette fois, elle se débrouillerait pour réparer ses conneries.
— Vous croyez que je devrais le rattraper ?
— Pas vraiment, non.
Elle a posé son verre et sorti ses cigarettes. Les Landfall Lights que j’avais remarquées dans le virtuel. Elle en a tiré une d’un geste mécanique.
— Je ne voulais pas…
— En effet, je pense que vous ne vouliez pas. Et il s’en rendra compte, une fois dessaoulé. Ne vous inquiétez pas. Il devait avoir ce souvenir en tête depuis le jour où c’est arrivé. Vous lui avez juste donné le catalyseur qu’il fallait pour que ça sorte. Ça vaut sans doute mieux.
Elle a allumé la cigarette et m’a regardé sur le côté au travers de la fumée.
— Ça ne vous touche plus, tout ça ? Combien de temps faut-il pour devenir comme ça ?
— Ça, c’est grâce aux Diplos. C’est leur spécialité. Le temps n’a aucune importance. C’est un système. Ingénierie psychodynamique.
Cette fois, elle s’est tournée sur son tabouret pour me faire face.
— Ça ne vous énerve jamais ? Qu’on vous ait modifié comme ça ?
J’ai attrapé la bouteille, et nous ai resservis tous les deux. Elle n’a fait aucun geste pour m’arrêter.
— Quand j’étais plus jeune, ça ne me faisait rien. En fait, je trouvais ça super. Un rêve humide saturé de testostérone. Avant les Diplos, j’étais dans les Forces spéciales, et j’avais déjà utilisé pas mal de logiciels d’implantation à prise rapide. Pour moi, c’était une version super améliorée de la même chose. Une armure pour l’âme. Et le temps que j’aie changé d’avis, le conditionnement était trop bien implanté.
— Vous ne pouvez pas le contourner ? Le conditionnement…
J’ai haussé les épaules.
— La plupart du temps, je n’en ai aucune envie. C’est la nature d’un bon conditionnement. Et ça, c’est du très supérieur. Je travaille mieux quand je m’y plie. C’est difficile de lui résister, et ça me ralentit. Où avez-vous eu ces cigarettes ?
— Celles-là ? (Elle a regardé le paquet d’un air absent.) Oh, Jan, je crois. Oui, c’est lui qui me les a données.
— C’était gentil de sa part.
Elle n’a pas eu l’air de remarquer, ou de relever, le sarcasme de ma réplique.
— Vous en voulez une ?
— Pourquoi pas ? On dirait que je ne vais plus avoir besoin de cette enveloppe très longtemps.
— Vous pensez vraiment qu’on va arriver jusqu’à Latimer City ? (Elle m’a regardé tirer une cigarette et l’allumer.) Vous avez confiance en Hand ?
— Il n’aura vraiment pas grand intérêt à nous doubler.
J’ai exhalé la fumée et l’ai regardée dériver dans le bar. Une impression d’éloignement, aussi forte qu’imprécise, m’a traversé l’esprit. Une perte sans nom. Je me suis raccroché à mes paroles pour reprendre pied.
— L’argent n’est déjà plus là, Mandrake ne pourra pas le récupérer. S’il nous élimine, Hand n’économise que le coût de l’injection et de trois enveloppes. En échange de quoi il s’inquiétera ad vitam aeternam des représailles automatisées.
Le regard de Wardani est tombé sur le brouilleur de résonance sur le bar.
— Vous êtes sûr que ce truc est propre ?
— Non. Je l’ai acheté à une indépendante, mais elle était recommandée par Mandrake. Pour ce que j’en sais, je suis suivi et écouté. Peu importe. Je suis le seul à savoir comment les représailles sont prévues, et je ne risque pas de vous en parler.
— Merci.
Sa réponse n’avait aucune ironie. Le camp d’internement lui avait appris les bons côtés de l’ignorance.
— Je vous en prie.
— Et pour nous faire taire après coup ?
J’ai écarté les mains.
— Pour quoi faire ? Mandrake se fout du silence. Ce sera le plus gros coup jamais réussi par une entité corpo seule. Ils voudront le faire savoir. Les lancements de données minutés et verrouillés seront de l’histoire ancienne quand ils finiront par se faire. Une fois que Mandrake aura caché votre vaisseau à l’abri, il le fera savoir à chaque grande corpo sur Sanction IV. Hand s’en servira sans doute pour donner instantanément à Mandrake un siège au Cartel, et sans doute un siège au conseil commercial du Protectorat dans la foulée. Mandrake deviendra un acteur majeur, d’un seul coup. Notre importance dans ce processus sera nulle.
— Vous avez tout prévu, hein ?
J’ai haussé les épaules. Encore.
— Nous avons déjà discuté de tout ça.
— Oui. (Elle a fait un petit geste d’impuissance.) Je ne pensais pas que vous seriez si amical avec cet enculé de Corpo, c’est tout.
J’ai soupiré.
— Écoutez. Peu importe mon opinion sur Matthias Hand. Il fera son boulot. C’est ce qui compte. On nous a payés, tout est lancé et Hand a un peu plus de personnalité que le cadre corpo moyen, ce qui est une bonne chose en ce qui me concerne. Je l’apprécie suffisamment pour continuer. S’il essaie de nous avoir, je n’aurai aucun problème à lui griller sa pile. Ça vous va, comme détachement ?
Wardani a posé la min sur la surface du brouilleur.
— J’espère pour vous que ce truc n’a pas un micro. Si Hand vous écoute…
— Bah, ai-je fait en prenant le verre plein de Schneider. S’il m’écoute, il se dit sans doute la même chose à mon sujet. Alors à la vôtre, Hand, si vous m’entendez. Je bois à la méfiance et à la collaboration forcée.
J’ai descendu le rhum d’un trait, et j’ai retourné le verre sur le brouilleur. Wardani a roulé des yeux.
— Super. La politique du désespoir. C’est exactement ce qu’il nous faut.
— Ce qu’il vous faut, ai-je dit en bâillant, c’est de l’air frais. Vous voulez rentrer à la tour à pied ? Si on part maintenant, on arrivera avant le couvre-feu.
— Je pensais que le couvre-feu ne poserait pas de problème, avec votre uniforme.
J’ai regardé la veste noire, et caressé le tissu d’un doigt.
— Eh bien non, sans doute pas. Mais nous sommes censés faire profil bas. Et puis, si on tombe sur une patrouille automatisée, les machines sont parfois incroyablement têtues sur ce genre de sujet. Mieux vaut ne pas tenter le diable. Alors, vous voulez marcher ?
— Vous me tiendrez la main ?
C’était dit comme une plaisanterie, mais son ton disait autre chose. Nous nous sommes tous les deux levés d’un coup, et nos espaces personnels se confondaient.
Un ange est passé entre nous comme un ivrogne trop entreprenant.
Je me suis détourné pour écraser ma cigarette.
— Bien sûr, ai-je dit en voulant être léger. Il fait nuit, dehors.
J’ai empoché le brouilleur, et j’ai repris mes cigarettes dans le même geste. Mais mes paroles n’avaient pas dissipé la tension. Au lieu de cela, elles restaient suspendues entre nous comme la rémanence d’un laser.
Il fait nuit, dehors.
Dans la rue, nous avons tous les deux marché les mains bien à l’abri au fond de nos poches.